Mes amis l’heure est grave : je dois aller à Bicêtre, autrement dit, en enfer. Là où les condamnés comptent leurs derniers jours avant la mort, les bagnards leurs premières heures en enfer, et où les fous, y étant déjà, comptent les heures dans leurs fers…
Je maudis mon pote Victor (Hugo) qui m’a embarqué dans ce plan foireux, soit disant nécessaire à l’écriture d’un bouquin sur les derniers jours d’un condamné. Je lui avais pourtant dit que j’avais piscine ce jour-là mais il m’avait répondu : « Très bien ma Chère, continuez donc vos menus et futiles plaisirs pendant que je m’occuperai seul d’abolir la peine de mort ».
Ah, il sait comment me parler l’animal…
Allez, hop, c’est parti, suivez-moi !
24 Octobre 1827, début d’après-midi, début de pluie. 15 minutes que je poireaute devant l’entrée de Bicêtre et point de Hugo en vue. A mon arrivée, un garde m’a dit : « Vous ne pouvez point entrer, Madame ».
J’ai ri nerveusement : « Tant mieux Monsieur ! ».
Je suis donc resté là, à attendre… Ayant peur qu’il me prenne pour une folle, et qu’il me jette avec les autres fous de la prison, j’ai re- ri nerveusement et je lui ai dit ma pensée.
Il a rit aussi : « Que je le voudrais, que je ne pourrais Madame, les femmes sont enfermées à la Salpêtrière, point à Bicêtre ! ».
Ça ne m’a pas fait rire : « Suis pas folle ! Ok sergent Garcia ? ».
Ça ne l’a pas faire rire non plus.
Silence. Ça fait maintenant 20 minutes que je poireaute…
Le garde me jette des regards en coin, ça m’agace :
« Dites-donc mon brave, vous ne croyez tout de même pas que j’ai fait tout ce chemin depuis Paris avec une volière sur le melon (mon grand chapeau à plumes) pour tapiner chez les fol-dingos ? Je suis une intellectuelle engagée, moi Monsieur ! J’attends mon ami Victor qui écrit un bouquin sur un condamné à mort ; Bicêtre est notre bibliothèque voyez-vous…
– Pour sûr Madame, si on peut appeler ça une bibliothèque… Il est vrai que Bicêtre a beaucoup à raconter…
– Et bien racontez-moi donc, mon bon, ce sera plus courtois que de me reluquer le faux-cul.
Il hésite, intimidé :
– Et bien… tout d’abord Bicêtre fut un monastère puis un château d’Évêque au Moyen-Age. Il devint ensuite un hospice pour soldats estropiés sous Louis XIII. C’est Louis XIV qui en fit une prison.
– Cette « lumière » de Roi Soleil a déménagé Dieu aux Invalides, alors Lucifer a pris la place ! Dis-je en ricanant.
Je ne crois pas qu’il ait compris, il poursuit :
– Nous avons eu de célèbres prisonniers… Latude au 18ème siècle… il paraît qu’il apprivoisait les rats du fond de son cachot et qu’il écrivait sur des tablettes de mie de pain au moyen d’arrêtes de poisson qu’il trempait dans son sang. Il rit, fait une pause, puis reprend, comme pour lui-même : puis il y a eu la Révolution…
– Ah ça ! C’était bien la première fois qu’il faisait meilleur être prolo dans un cachot qu’aristo dans un château, dis-je.
– Hélas, Madame, vous semblez ignorer les terribles événements de septembre 1792. Les révolutionnaires sont aussi venus dans les prisons. A Bicêtre, ils ont massacrés en 2 jours près de 200 prisonniers.
Je blêmis : Hein ???
– Oui Madame, ils recherchaient des contre-révolutionnaires qui se seraient cachés ici. Il n’y en avait point, on le leur a dit, mais ils répliquèrent : « Nous tuerons donc ces prisonniers pour les délivrer de la prison et de leur coupables souffrances !». Ils les firent tous sortir dans la grande cour. Ils les interrogèrent et écrivirent « bon à tués » sur ceux qui leur paraissaient suspects. Ils les massacrèrent ensuite avec des gourdins et de vieilles épées. Ils durent s’y reprendre à plusieurs reprises pour certains, dit-on, finissant d’arracher les têtes à main nue pendant que…
Le garde n’a pas le temps de finir sa phrase qu’un grand bruit assourdissant de chaines et de grilles retendit.
Je sursaute, c’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase, sans compter celles qui font déborder mes frisottis depuis plus de 30 minutes.
Je pivote sur mes talons et m’éloigne à grands pas, quand une main s’abat sur mon bras.
Un bon de cabri et un cri de Castafiore plus tard, je me retourne en brandissant mon sac à main. Je reconnais mon agresseur… trop tard, le sac s’abat lourdement sur sa tête, dont le chapeau haut de forme se sauve pitoyablement dans une flaque d’eau.
« Et bien ma chère est-ce là votre façon d’accueillir un ami ?
– Un ami à la bourre oui ! Et encore, j’eu préféré que ce soit mon absence qui vous accueille, vous voici donc bien chanceux mon cher Victor ! » Dis-je en colère.
Hugo me regarde avec des yeux ronds, un sourire figé, encore tout étourdi de cette violente salutation et remet machinalement son chapeau maintenant tout sale et cabossé.
Je lui dis qu’il me fait penser à personnage de Tim Burton ; il ne comprend pas. Je lui dis qu’il n’est pas question que je retourne à Bicêtre ; il comprend :
« Écoutez ma chère, je ne vais pas m’entortiller dans de vaines excuses car vous n’êtes pas femme à vous en satisfaire. Alors je vous dirai simplement ceci : faites aujourd’hui avec moi un pas vers la cruauté humaine pour mieux l’anéantir !
– Ah bon ? Et que me proposez-vous ? Un remake de 1792 version charitable : plutôt que tuer les prisonniers on butte les geôliers, et comme on n’a pas d’épée rouillée on fait le boulot à coup de sac à main dans la tronche ?
– Le coup que j’ai reçu était donc une manière d’échauffement ? » Me dit-il en riant. « Allons, ma mie, tranquillisez-vous, ma seule arme est ma plume ; je compte l’affûter à Bicêtre car je ne veux trancher qu’une seule tête : celle de la veuve sanguinaire de M. Guillotin. »
Il me prend le bras tout en causant. Victor est très bavard, et là, tout de suite, ça me gonfle… Mais comme le sujet est grave et que je viens de lui mettre une beigne, je prends sur moi :
« L’autre jour, me dit-il, en passant devant l’hôtel de ville, j’assistais bien malgré moi à l’horrible répétition d’une exécution qui devait s’y tenir le lendemain. Le bourreau était là, graissant les rainures de sa guillotine. J’ai été saisi d’horreur : comment cet homme qui s’apprêtait à en tuer un autre, pouvait-il perpétrer son crime en plein jour, causant de la chose avec des badauds curieux, pendant qu’un misérable désespéré se débattait dans la solitude de sa prison et dans la pensée de sa mort imminente ? »
Il se tait, je lui demande :
« Est-ce de là que vous vient l’idée d’écrire les derniers jours d’un condamné ?
– Oui, c’est une idée qui me hante et dont je ne peux me débarrasser qu’en la jetant dans un livre ! Je dois faire du lecteur un condamné, pour qu’il sache ce qu’on lui cache. Je ne montrerai point le couperet, je montrerai la pensée, sa pensée ! Bien plus tranchante, bien plus douloureuse ! Pour cela je dois être juste, je dois être vrai. Allons cueillir cette vérité belle amie… »
Je frissonne, nous venons de passer le vieux porche. Le garde m’a de nouveau parlé, enfin je crois… Hugo lui a répondu quelque chose, je ne sais quoi.
Je n’écoute plus, je suis hypnotisée par la scène qui se déroule dans la cour où nous venons d’arriver.
Je voudrais détourner les yeux, je voudrais crier, je voudrais m’enfuir ; je reste figée, silencieuse, insensible à la pluie glacée qui s’est remise à tomber. Je fixe tous ces hommes nus et grelottants. Je détaille malgré moi ces membres maigres et sales qui dégoulinent de pluie et de misère, sous l’œil impassible des gardiens.
Le silence est à peine troublé par le bruit sourd et métallique des gouttes qui s’écrasent sur les longues et grosses chaines qui recouvrent le sol de la cour.
Un nuage de vapeur s’échappe des dos décharnés et courbés de tous ces malheureux pendant qu’ils enfilent avec difficulté les chemises et les pantalons mouillés de pluie, qu’on a entassé à leurs pieds.
J’articule dans un souffle :
« Qui sont-ils ?
– Des bagnards… me répond Hugo d’une voix sans timbre. Aujourd’hui ils rejoignent le port de Toulon, demain ils embarqueront pour les colonies et rejoindrons l’enfer ».
Un bruit fracassant remplit la cour : les prisonniers sont maintenant en train d’être enchaînés. De lourds carcans de fer se referment sur les centaines de chevilles et de poignets, mordant les chairs et broyant les os. Même les cous sont enserrés dans des colliers de fer, dernière coquetterie d’une cruauté sans nom.
Les malheureux attendent avec résignation, d’un air triste et morne comme ces bêtes de somme qui, harassées de fatigue et de coups, acceptent le joug sans résistance.
Un homme s’approche avec une énorme massue. Il la brandit au-dessus de la tête d’un des prisonniers ; je jette un cri, le prisonnier tressaute, la massue vient s’abattre à quelques millimètres du cou, fermant la charnière du collier d’un coup sec. Le pauvre claque des dents, je ne sais si c’est de peur, de froid ou de l’immense vibration provoqué par le choc. Pendant cette opération, chaque bagnard devient un condamné à mort potentiel. Si le malheureux bouge la tête, la sentence s’applique immédiatement.
Cette pensée m’obsède, et chaque coups de massue est une torture qui me remue jusqu’aux entrailles, je vacille, Hugo me soutient :
« Courage ! » Me dit-il, je décuplerais au centuple chaque coup porté à ces malheureux pour les porter aux juges et à leurs lois criminelles ! Voilà ce qu’ils appellent la civilisation ! Voilà ce qu’ils appellent l’exemple nécessaire ! Ils brisent l’humanité de chacun de ces hommes, et à force d’atrocités lentes et savantes ils en ôteront les sens et jusqu’à la dernière goutte de vie. »
C’est le trou noir : en une fraction de seconde je m’arrache du bras d’Hugo, je hurle et m’élance sur le forgeron. Sous le choc et la surprise, ce dernier vacille, mouline l’air quelques instants avec ses bras et finis par tomber lourdement sur le sol. Je lui déverse une grêle de coups de sac à main en pleine poire. Je frappe encore et encore, je ne vois plus rien, la pluie et la folie m’aveuglent. A peine entends-je le formidable tumulte des cris de joie des prisonniers qui dansent autour de moi en faisant claquer leurs chaines. Des mains m’empoignent, je mords, j’insulte, je crache, je fais le remake de l’exorciste…
Puis de nouveau le trou noir…
Je suis entrée à Bicêtre j’étais normale, je suis sortie de Bicêtre, j’était folle.
Je suis entrée à Bicêtre, j’étais hébétée, je suis sortie de Bicêtre, j’étais une bête…
Notes et Infos pratiques
Les Dialogues de Victor Hugo sont tirés de ses propres propos (sa préface du Dernier Jour d’un Condamné, son discours à l’Assemblée…)
Possibilité de visiter toute la partie historique de l’hôpital de Bicêtre avec un conférencier (les cachots, la cour de Force des Bagnards, etc.)
http://www.monuments-nationaux.fr/fr/visites-conferences-ile-de-france/programme/
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Que ce récit est poignant de réalisme! Vous racontez tellement bien!
merci …. de nous rappeler ces pans de notre histoire !!
Excellent ! Une nouvelle façon d’apprendre l’histoire. (Y)
j’ai suivi ce récit, ne sachant plus qui tenait la plume,j’ai trouvé ça très divertissant et instructif…merci
vraiment excellent!! Captivant!!
j’aime traine en ses lieux mais si je ni laisse jamais ma trace. j’aime etre l’ombre qui s’emerveille d’evrit magique.
je viens un peu dans la lumiere pour dire merci a son ateur qui a un plume tres belle et un zeste d’humour.
je retroune dans mon ombre continue mes lecture delicieux en c’est lieu.
apres cette lecture, moi qui avait chaud , des frissons sont arrivé dans mon dos .on se dit quand meme que l’etre humains depuis la nuit des temps, peut etre creatif et fou en meme temp enfin merci pour cette lecture captivante et emouvante aussi