Allez, vite ! Montez dans mon fiacre les amis – faites gaffe à ma robe quand-même, rhooo ! – je suis attendue chez Nélie Jacquemart-André, dans son hôtel particulier du boulevard Haussmann.
Ça y est, vous êtes tous là ?
Allez hop, c’est parti, suivez-moi !
Nous sommes en Mai et pourtant, il pleut des averses que de violentes bourrasques jettent sur les vitres de mon fiacre. Paris est triste à mourir. Quelques rares passants vont, le dos rond et la tête courbée, sous des parapluies noirs.
Les sabots des chevaux glissent sur les pavés mouillés. Les pauvres bêtes, la croupe fumante, peinent à monter la rampe en arc de cercle qui mène à l’entrée de l’hôtel de Cornélia.
Un majordome m’attend, planté entre les deux statues de lion qui encadrent une volée de longues marches immaculées.
M’ayant aidé à extirper mes fesses de mon fiacre et abrité ma choucroute chapeautée sous un grand parapluie, il m’introduit dans l’hôtel de mon amie.
Nous traversons un petit salon, dont les murs sont tendus de soie damassée rouge, et sur lesquels ont éclos de beaux portraits de dames aux joues roses et au teint blanc.
Nous entrons dans le grand salon. Les dimensions et la richesse des décors ne sont pas sans rappeler les salons d’apparat de Versailles. Des bustes de marbres s’alignent dans la rotonde qui nous fait face.
Le scintillement des innombrables dorures qui, autrefois, était excité par la lumière qui entrait à flot par les portes fenêtres, est à présent assagit par de lourds rideaux à demi tirés.
Le plancher craque sous nos pas et le claquement des fers des chevaux nous parvient depuis le boulevard Haussmann. Je perçois jusqu’au tic-tac métallique de l’horloge de bronze, posée sur le cheminée.
Tous ces bruits, si petits, si infimes résonnent dans l’immensité du silence, si lourd, si pesant. C’est là le faible poult de l’hôtel Jacquemard-André qui se meurt doucement à l’ombre du nouveau siècle qui se profile.
Mon cœur se serre à la pensée des souvenirs que j’ai laissés là. Que n’ai-je dansé, ri, bu, dans les superbes bals qui s’y tenaient.
Mon Dieu, que je les ai aimé ces soirées où se pressait tout ce que Paris comptait de d’élégants, de jeunes, de riches, de particules…
Ce beau Paris, attiré par les lumières des maîtres des lieux, Cornélia et Edouard, virevoltait sous les lustres de cristal, comme de futiles et éphémères papillons.
Que reste-il aujourd’hui de ces beaux papillons de nuit ? Qu’un peu de poudre coloré sur quelques toiles d’artistes ; ces portraits d’hommes ou de femmes, qui ont laissé un peu de leur vanité à la postérité.
– Encore a rêvasser devant le portrait d’Edouard ? Je vais finir par croire que vous étiez amoureuse de mon époux, chère amie !
Je me retourne, brusquement sorti de mon immobilisme et de ma rêverie.
– Oui, j’étais amoureuse… mais pas de sa personne, de son temps.
– Peste soit la nostalgie ! Cessez de vous projeter dans des temps morts, mon amie, car vous finiriez comme eux.
– Morts ou pas, moi, je les préfèrerais à ce 20ème siècle puant.
Cornélia hausse ses frêles épaules recouvertes de noirs depuis la mort de son cher mari. Elle me fixe de ses belles prunelles noisette, qui narguent le temps et ne semblent pas vouloir vieillir, contrairement au reste de son visage, sillonné de rides.
– La belle affaire, ce sont les mêmes ! c’est toujours la même eau qui coule avec les hommes. Et si le passé est différent pour vous, ce n’est que par la projection que vous en faites. Donc au lieu de vous conter de belles histoires à l’imparfait, construisez-en donc au futur.
– Ah ! Cornélia, tu me tues… di-je en soupirant. Sers-moi donc une coupette, que je décante tes paroles avec un peu d’alcool.
Elle fait un signe au majordome resté dans un coin du salon, puis se retourne vers moi en fronçant les sourcils :
– Faites-moi donc le bonheur de décanter plus vite ceci : je ne souffre point que vous m’appeliez Cornélia, vous ne le savez que trop bien !
– Haha ! ça se pique de philosophie, ça verse avec brio dans l’art et les années mais ça ne supporte toujours pas son prénom !
– Vous savez bien, ma mie, à quoi me renvoie ce maudit prénom.
– Je sais Nélie, je sais.
Je sais et pourtant… que j’aime ce passage de la vie de Nélie, digne d’un Walt Disney.
J’aimerais qu’elle me le raconte, une fois de plus. Je le luis demande. La tête et les mots disent non, mais les yeux et le cœur, l’un étant le miroir de l’autre, consentent.
Je bats de mains, ravie.
– Bon, bon, mais allons dans le fumoir, rester dans ce grand salon ne vaut rien sinon attraper une fluxion de poitrine… ou une fluxion de mélancolie, ajout-elle à mon égard.
La perspective d’aller au fumoir m’en griller une, avec mon verre, tout en écoutant me vieille amie, m’enchante.
Je trottine derrière Nélie, et je vérifie que le verre trottine derrière moi – au plutôt le majordome portant nos verres.
Nous traversons le salon de musique, que surplombe la galerie des musiciens. Je ralentis le pas, l’œil irrésistiblement attiré par les peintures qui recouvrent les murs ; dont une, qui me plait particulièrement.
Nélie tout en marchant, me lance par dessus son épaule :
– Ce n’est pas son meilleur.
– De quoi ?
– La tête de vieillard, de Fragonard.
– Moi, j’aime bien.
– Oui, c’est gentil, mais je préfère les portraits de Nattier, comme celui de la petite d’Antin dans le salon d’entrée.
– C’est pas la même chose….
– Exact, parce que Fragonard excelle beaucoup mieux dans les scènes de genre que dans les portraits.
Elle ajoute après une pause :
– Mais je ne sais s’il en a eu conscience.
– Hein ?
– Il faut se connaître bien, et pour cela se juger sans complaisance, voyez-vous, pour mettre au jour ses dons et lacunes. Mais une fois fait, il suffit de travailler ses vertus.
– Ses lacunes aussi, si on veut progresser, non ?
– Progresser, peut être, un peu, mais perdre du temps, surement.
– Je ne te suis pas, Nélie.
– C’est pourtant fort logique ce me semble : si vous travaillez vos dons naturels, vous excellerez rapidement, d‘autant que cela vous demandera peu d’effort. Or le monde, les arts, ont besoin d’excellence.
A contrario, quel est le fruit que vous retirerez d’un dur labeur sur vos lacunes ? Passer de médiocre, à passable ? La belle affaire !
Croyez-moi ma Chère, avoir l’humilité de reconnaître que l’on ne peut être bon partout, enlève un poids qui vous rend bien plus rapide.
« C’est pas con ça… » me dis-je me moi-même.
Je crois que c’est à ce moment précis que j’ai arrêté de travailler sur mon organisation et ma ponctualité, acceptant avec humilité ma nature bordélique. Depuis, j’avance – un peu tard, un peu confusément – mais enfin… j’avance !
Ah, décidément cette Nélie vaut parfois mieux qu’un psy.
– Voilà pourquoi, reprend-elle, je me suis orientée dans le portait, n’ayant point les dons d’un Fragonnard ou d’un Watteau pour la scène de genre.
– Et voilà pourquoi t’es devenue riche !
– Hé, non. Cela est grâce à mon époux…
– Ok, mais tu n’aurais pas rencontré ton mec si tu ne lui avais pas tiré le portrait.
Pendant ce temps, nous traversons le joli jardin d’hiver, ma pièce préférée, avec son escalier digne des comtes de fées. Nous prenons place dans le fumoir.
Cela me fait une drôle de sensation d’être assise dans le gros canapé rouge, au milieu des œuvres d’art orientales d’Edouard.
En effet, du vivant du mari de Cornélia, nous, les femmes, n’avions pas accès à ce lieu réservé aux hommes. Je ne m’en suis jamais fâchée, moi, pourtant défenseuse des droits des femmes, et qui aurait pu trouver là un sujet de débat houleux sur la parité. J’aurais pu, en effet, si je n’avais pas surpris les conversations aussi ennuyeuse que la pluie qui tombe par les fenêtres en ce moment, faites de politique et de business.
Faisant preuve d’une grande faculté d’adaptation, je croise les jambes, j’allume une clope et trempe les lèvres dans ma coupette.
– C’est du brandy ? Je demande contrariée.
– En effet, n’est-il point à votre gout ?
– Si, si ! c’est bien le problème : la dernière fois que j’en ai bu, j’ai fini en coupé/décalé sur du J.J Bach…
Nélie ne relève pas, toute occupée à faire venir une veste de « smocking » pour, dit-elle « ne point empester votre robe de l’horrible odeur du tabac ». Comme je lui réponds qu’il ne faut pas qu’elle se prenne le chou pour si peu, elle insiste :
– C’est moins pour votre robe que pour mon nez.
Et de m’attifer d’une veste pingouin sur ma belle robe en dentelle ivoire, sooo 19ème . Je fais contre mauvaise fortune, bon cœur : quitte à avoir l’air d’un bonhomme je m’enfile le brandy sans plus pinailler.
Cornélia se lance dans son récit, non sans s’être faite encore un peu prier.
– Je ne suis pas née sous le signe de ce qu’on appelle la pauvreté, qui renvoie à la terrible misère qui broyait les hommes en ce milieu du XIXème siècle. Non, j’étais plutôt issue d’un milieu modeste, dans lequel le nécessaire était toujours présent mais point le superflu. Mon père, qui n’était point sot et avait quelques talents, s’était trouvé une place auprès d’un riche député, le baron de Vatry, à qui appartenait le domaine de Chaalis, celui-là même je viens de racheter.
C’est plus ou moins là que j’ai grandi, entre ma mère, croulant sous les tâches domestiques, et la baronne de Vatry, croulant sous un amour maternel superflu, n’ayant point d’enfant. Elle s’en déchargea sur moi, n’ayant trouvé d’autres moyens.
Elle sourit, le regard vague, fixant quelques points invisibles dans le paysage de ses souvenirs. Puis elle reprend :
– N’est-ce pas là toute la coquetterie monstrueuse de la Providence, de se montrer, au hasard de son humeur, à certaines personnes et point à d’autres ? Sans ces menus concours de circonstance, mon amie, je serai restée modeste en tout : modeste en mon éducation, en mon mariage, en mon logis et par là même modeste en ma pensée, en ma réflexion… La petitesse m’aurait si bien écrasé que nous ne serions point là à en parler.
Je repense à cette foutue reproduction sociale, gangrène de la société, qui devait être encore plus violente en 1850 qu’en 2014.
– Tu as eu de la chatte, euh… pardon, de la chance, c’est sur !
– Certes, j’ai eu de la chance. Mais cette chance, mon amie, je le vois avec le recul des ans, je crois bien que nous l’avons tous, sous une forme ou une autre. Seulement il faut être prompt à la saisir. Et c’est ce que je fis. Je dispensais si bien cajoleries et autres mignardises à la Baronne, que je m’en fis aimé.
Je regarde Nélie avec quelques circonspections entre deux bouffées de cigarettes :
– Dis-donc, t’aurais pas salement profité des faiblesses de la vieille, toi ?
– N’a-t-elle pas profité des miennes ? J’étais enfant et pauvre, elle était riche et sans enfant. Non, mon amie, j’ai profité de la chance qui m’a été offerte, point de la personne.
– Hum… j’en suis pas si sûre, mais continue. Dis-je en sirotant mon verre, l’air suspicieux, les jambes peu élégamment écartées. Je crois bien que j’ai l’allure de ces vieux machos, qui n’hésite pas à se décoller les bourses en public tout en maintenant un air de suffisance notoire. Je le crois d’autant plus volontiers que ma vieille amie, pourtant peu versée dans le féminisme, s’exclame :
– Serait-on à mon procès ? Dans ce cas faisons le vôtre !
– Co… comment ?
– Et oui, votre promptitude dans le jugement et vos grands airs me prouvent qu’il y a là quelques failles que vous cherchez à dissimuler. Examinons-les !
Je n’ai pas vu venir l’attaque, je manque de m’étrangler avec la fumée de ma clope. Ma première surprise passée, j’éclate de rire. Nélie a vu juste ! Je crois que je suis un brin jalouse de son succès et j’aimerais y trouver quelques failles bien moches pour m’auto-persuader que la grande dame que je suis, répugne à user de ces subterfuges de « chance ».
Mais force est de constater que de grande dame il n’y a pas, juste une looseuse qui n’a pas les « balls » de la saisir, sa chance… Je ris toujours, mais jaune. Nélie, voyant que l’ennemi se rend, surtout à l’évidence, continue :
– J’ai fait ce que j’avais de mieux à faire, j’ai appris à l’aimer de retour.
– Qui ?
– Mais, la baronne de Vatry, enfin ! Suivez-vous à la fin ?
– Ah oui !
– Surtout quand, celle-ci, avec une patience et une clairvoyance toute maternelle, décela vite que j’avais quelques attraits et talents pour la peinture. Elle me fit prendre des cours. Je travaillais dur, et de fil en aiguille, ou plutôt devrais-je dire de toile en pinceau, je me retrouvais peintre, fort appréciée du grand monde.
– Et c’est comme ça tu as fait le portrait d’Edouard et que vous vous êtes mariés, dis-je en battant des mains, toute guillerette comme après un « Cendrillon ».
– Pas tout à fait. Edouard, à cette époque, était le parti le plus couru de Paris. Il était riche, très riche, issu d’une grande famille de banquier. Il était, de surcroit, fort bel homme et…
– Et donc tu t’es dit « Bingo, c’est pour bibi » !
– Allons, donc, ma chère ! Toute relation me semblait impossible et surtout à éviter si je ne voulais pas mon malheur. J’étais catholique, pauvre fille, sans titre et sans fortune. Il était protestant et riche. Je n’aurais été qu’une aventure de plus, certes amusante, mais point unique. J’exigeais donc, pendant toute la durée du portrait, qu’il vienne accompagné.
– Il l’a fait ?
– Je ne lui ai point laissé le choix.
– Il est venu avec sa mère ? Dis-je en me gaussant.
– Non, avec son cousin.
– Mais alors, ça c’est fait comment ?
– Ça ne s’est point fait. Le portrait s’est fini, chacun sans est allé, lui dans l’art, moi dans le monde.
– C’est pas plutôt l’inverse ?
– Nenni, le monde avait pour moi l’attrait de la nouveauté et de la réussite, pour lui, ce même monde avait le gout frelaté d’une comédie humaine cents fois jouée. Il préférait se retirer dans ses colletions d’art.
– Je vois, t’étais encore soooo « nouveau riche », darling…
– Ne l’êtes-vous pas ?
– Euh… oui, bon, bref, vous vous êtes marié quand, alors ?
– Neuf ans plus tard.
Je repose mon verre, ahurie :
– What the fuck ! T’as attendu 9 ans pour te « pécho » le mec le plus convoité de la planète ?
– Et c’est certainement grâce à cela que je l’ai « pécho » ma chère. Ce n’est point la chair qui nous a réuni mais l’esprit. Le plaisir de la chair est aux amants ce que le plaisir de l’esprit est aux époux. Le temps amoindrit le premier tandis qu’il fait grandir le second.
Hum…Cette dernière déclaration me renvoie à moults de mes déboires amoureux qui trouvent là un nouvel éclairage très intéressant.
Mon regard se promène machinalement dans la pièce, croisant une lampe de mosquée du XIVème siècle, la belle cheminée Vénitienne, un tableau de l’école du Tintoret « la dispute de Minerve et de Neptune ». Encore deux qui n’ont pas réussit à s’entendre sur les choses de l’esprit, me dis-je pensive.
L’envie me prend soudain de voir l’Amour, le vrai, celui qui accélère les cœurs, rosit les joues, et répand des éclats de rire.
-A quoi ressemble l’Amour, Nélie ? Est-ce qu’il existe ?
Elle sourit et me prenant la main :
– Venez, il est à l’étage.
A suivre prochainement dans l’exposition « De Watteau à Fragonard ».
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Que de belles leçons de philosophie et d’enseignement sur la vie en générale!. Le tout à travers des décors qui enchantent l’imagination. J’ai eu beaucoup de bonheur à lire cet article.
Toujours aussi palpitant. J’espère que vous reviendrez bientôt.