J’avais hâte de découvrir ce château fort très « romantisme noir », aussi grandiose que terrifiant ! A mesure que je traversais l’épaisse forêt de Compiègne, sombre et sauvage, mon imagination se débridait. Pour tout vous dire, quand enfin j’aperçus l’écriteau « Pierrefonds », je n’eus pas été surprise de voir surgir le fantôme du chevalier sans tête sur son cheval noir…
J’en étais à ce stade de réflexion quand je sentis tout à coup une présence à côté de moi : de gigantesques donjons de pierre, hérissés sur une haute colline, m’observaient silencieusement. A la fois d’une écrasante proximité et d’une fascinante distance, leurs inquiétants crénelages déchiraient les nuages et se perdaient dans les nimbes de l’au-delà…
Maintenant j’en suis sûre, les fantômes habitent ces lieux !
Bon, on ne va quand même pas rester plantés là parce qu’on a les pétoches ?
Allez hop, c’est parti, suivez-moi !
En fait, je ne sais même pas dans quel siècle nous sommes… Pour me donner bonne contenance et vu la tête des donjons, je dirais en plein moyen âge, mais pour être honnête, je crois plutôt que nous avons atterri dans un monde fantastique, hors du temps.
Allons donc voir ça de plus près !
Gravissons le petit chemin qui part hardiment à l’assaut de ces hautes murailles. Pour l’instant, seul le chemin est hardi…car en ce qui me concerne, j’ai les guibolles qui flanchent… Je n’arrive pas à détacher mon regard de cette masse formidable et incroyablement bien conservée. N’avez-vous pas la désagréable sensation qu’on nous observe depuis ces petites ouvertures percées dans les murs ? Parce que moi, si…
Ah… enfin ! Nous sommes bientôt arrivés, j’aperçois un pont-levis.
Restons « groupir » les amis, je ne sais pas ce que nous allons trouver là-haut ! J’ai toujours cette étrange sensation qu’on nous obs… là ! Vous avez vu ? Mais si, regardez la fenêtre de cette grosse tour ! Il y a une femme, on aperçoit même son habit d’hermine… on dirait qu’elle pleure… Mais… c’est Valentine Visconti ! Que fait la femme de Louis d’Orléans ici ?
Serait-on au début du 15ème siècle ? Hum… ce serait plutôt logique…
Je vous explique :
Ce château a été construit par Louis d’Orléans, le frangin de l’autre barjot (le roi Charles VI).
A la mort du papa (Charles V) en 1392, Louis hérite de plein de domaines et de châteaux, dont celui-là.
A vrai dire, il existait déjà un château depuis le 12ème siècle, mais niveau défensif, ce n’était pas top moumoute, donc Louis l’a complètement reconstruit fin 14ème.
En effet, il valait mieux avoir les fesses bien à l’abri, car la guerre de cent ans faisait rage, sans compter la guerre civile entre Armagnac et Bourguignon, le tout, couronné du roi Charles VI, lui-même couronné roi des tarés (il était tellement siphonné du bocal qu’il pouvait passer des journées à se prendre pour un clébard, quand il ne massacrait pas ses potes à la hache…).
Et comme le château était proche de Paris, l’épicentre du conflit, Louis était un peu tendu.
Tout cela explique pourquoi il y a cet énorme donjon et autant de tours… mais cela n’explique toujours pas pourquoi Valentine pleure…
Peut-être parce qu’elle en a ras le bol d’être cocue ? Il parait que Louis se tape la reine Isabeau de Bavière (la femme de son frère). Mais bon, ce n’est pas comme si elle n’en avait pas l’habitude, car on dit que son mari « hennissait comme un étalon auprès de presque toutes les belles femmes » (hihihi ! Non, je ne hennis pas, je ris).
Pour en revenir à nos étalons, heu… à nos moutons, j’ai l’impression qu’il y anguille sous roche…
Oh, Mon dieu ! Vous avez vu ça ? Je vous disais bien qu’il y avait un chevalier-fantôme ! Quoi ? Vous n’avez pas vu ce chevalier en armure qui vient de passer sur le pont levis au grand galop ? Son armure était pleine de sang, quelle horreur… Ok, là je flippe… faut que je me calme sinon je vais faire pipi dans ma culotte…
Mais bien sur ! Ça y est, j’ai capté : le chevalier qui vient de passer, c’est Louis d’Orléans. Je ne l’ai jamais rencontré perso (faudra y remédier d’ailleurs) mais je sais qu’il s’est fait assassiner de manière assez moche. Ça expliquerait pourquoi il est en sang et que sa femme pleure. Comment il s’est fait tué ? Comme un porc et par un porc : éventré (mais non pas dans le château, vous avez vu la taille des murs ou quoi ?) à Paris par Jean Sans Peur, le duc de Bourgogne, qui voulait comploter plus pénard avec les anglais. C’est ce qui a déclenché cette fameuse guerre « culinaire » entre Armagnacs et Bourguignons (Lire Jeanne d’Arc la rencontre).
Bon… on fait demi-tour les copains ? Je n’ai plus trop envie de continuer, moi… Il se passe des choses bizarres ici.
Ok, mais je vous aurais prévenu… déjà deux fantômes, au troisième je me casse !
Regardez-moi toutes ces meurtrières, ces trois niveaux défensifs sur les tours, ces mâchicoulis et j’en passe… Si on en ressort vivant, je me fais tatouer le château sur la fesse droite !
Nous voici arrivés dans la cour d’honneur. C’est quoi toutes ces bestioles bizarres en pierre ? Haha ! Il y a pleins de statues de gros matous près des lucarnes et des espèces de lézards-gouttières le long des murs (moi j’aurais fait l’inverse : des chats-gouttières).
Tenez, voici la statue du chevalier en armure que j’ai vu tout à l’heure : c’est bien Louis d’Orléans. Il est moins flippant comme ça, surtout entouré de statues de limaces et de pélicans ailés ! C’est pas un peu grotesque, quand même tout ça ?
Une voix grave derrière nous s’élève : « Oui, Madame, ces animaux sont grotesques, et je m’en flatte, savez-vous pourquoi ? »
Je sursaute et me retourne : Allons bon, c’est qui ce vieillard à la barbe blanche ? Le fantôme de Panoramix ?
« Parce que le laid et le grotesque sont capables de susciter des émotions bien plus riches que la simple admiration du beau.
– Vous vexez pas ! Le coup des chats, c’est top, très marketing ! Pour le reste… Mais vous n’êtes visiblement pas Panoramix… Gandalf peut être ?
– Je ne sais qui sont ces gens, mais si vous aviez un peu d’érudition, vous sauriez qui je suis, Madame, justement grâce à ces animaux. La salamandre est mon emblème, quant aux chats, je les tiens en très haute estime, c’est le mien que vous voyez représenté ici.
– A cause de la salamandre je dirais que vous êtes François Ier, mais je ne sais pas s’il kiffait les chats, par contre les chattes, ça oui ! Enfin bref…
– On m’appelle Viollet le duc et on me dit architecte. Appelez-moi Eugène, je suis maître d’œuvre. Je préfère cette désignation car si tous les architectes avaient conscience d’être maîtres de leurs œuvres, ils sortiraient de leur condescendance et de l’atmosphère confinée de leurs ateliers. Ils seraient alors un peu plus présents sur leurs chantiers, dirigeraient avec un peu plus de bienveillance leurs mains-d’œuvre, si bien que la conjugaison des arts et des talents mènerait à un vrai chef-d’œuvre !
Mais il n’en est plus guère à cette ère d’art industriel vulgaire…
– Yeah ! Travailler plus pour gagner plus !
(Silence…) Euh…non, pardon, rien à voir.. .»
Mes amis, nous avons devant nous le plus grand architecte du XIXème siècle. Ce Monsieur a non seulement reconstruit Pierrefonds, mais aussi Notre Dame, Carcassonne, etc… une vraie pointure du gothique !
– Cher Eugène, je vous avais pris pour un spectre… Nous sommes fort aise de vous avoir rencontré ! Vous nous faites faire le tour du proprio ?
– Hélas, je ne le puis car je suis bien un spectre parmi ceux qui hantent ce château. Je n’ai point le cœur de le quitter, c’est un de mes préférés que j’ai eu l’honneur de sauver de la ruine. Pourtant, la ruine lui allait à ravir… La nature avait donné l’assaut aux vieilles pierres, mais à défaut de pouvoir les vaincre, elle avait fini par les embrasser. C’était un tableau d’une poésie troublante qui racontait en « vert » la mémoire des hommes. Les romantiques de mon temps comme Chateaubriand ou Hugo, venaient y puiser une inspiration sans fin.
– Justement, il parait que certains romantiques, dont Victor Hugo, se sont indignés de la reconstruction de ces belles endormies. Tout ce mouvement troubadour vouait un culte aux ruines moyenâgeuses et aurait peut-être voulu que…
– Peux être, Madame, mais si l’imagination peut reconstruire des ruines, le temps les détruit tout aussi certainement. Je suis bien aise que Napoléon III aie voulu sauver ce château, ou plutôt devrais-je dire Eugénie. Je m’ébaudis encore du tour qu’elle a joué à son époux : quand celui-ci devait choisir par tirage au sort quel château reconstruire, cette dernière inscrivit le nom de Pierrefonds sur tous les papiers !
– Quelle (Eu)Génie ! Et chapeau le Napo : j’ai ouïe dire que sur les 5 millions qu’a coûté la restauration du château, il en a filé 4 de sa cassette perso ?
– Oui, les travaux étaient titanesques car il décida d’en faire une résidence princière, destinée à sa collection d’armes et aux grandes réceptions. Malheureusement, ce projet n’a jamais pu aboutir complètement, les travaux ont dû être abandonnés faute d’argent. La guerre de Prusse était passée par là, et ma mort aussi…
– Mais dites-moi cher Eugène, êtes-vous sûr que Louis d’Orléans avait construit une aile renaissance et des limaces en pierre ?
– Ah, Madame ! Laissez-moi le bénéfice de la mort pour me reposer des peines que m’ont fait endurer tant de critiques de mon vivant…
Tout ce que je puis dire, c’est que je me suis fait le maître d’œuvre de Louis d’Orléans. J’ai cherché à comprendre le contexte politique, économique, les contraintes techniques, bref, tout ce qui avait motivé à la construction de ce chef-d’œuvre au 14ème siècle.
Et quand l’information vient à nous manquer, comme toujours, il faut savoir aller à l’évidence et à la simplicité dans la technique, et user de l’imaginaire et de la nature dans le décor. Voilà l’essence architecturale du Moyen Âge, Madame, et voilà ce que j’ai reproduit à Pierrefonds.
– Pourquoi ces détracteurs, alors ? Comme Proust qui raconte : « elle va avec les dernières brutes s’extasier successivement devant les déjections de Louis-Philippe et devant celles de Viollet-le-Duc ! (…) Même sans flair particulièrement fin, on ne choisit pas d’aller villégiaturer dans des latrines pour être plus à portée de respirer des excréments. »
– A mes détracteurs qui sont, malgré ce que laisse à penser ce « Prout », des gens civilisés, je leur dirais qu’ils le seraient certainement d’avantage s’ils se donnaient quelque peine à étudier le Moyen Âge dans son ensemble. Ils comprendraient alors que, loin d’être une civilisation barbare en rupture avec l’art classique des civilisations antiques, ces « barbares » maîtrisaient cet art, mais ils jugèrent plus opportun de réinventer un style architectural national : le Opus Francigenum, ce que nous appelons aujourd’hui le gothique. Cela me semble fort à propos après autant de siècles de domination romaine, n’est ce pas ? »
Sacré bonhomme, vous ne trouvez pas ? Que de force, que de passion, que d’audace… Oups, je crois qu’il nous a entendus !
– Sachez que je n’étais qu’un simple dessinateur, et la seule école d’architecture que j’ai pratiquée est celle du voyage et de l’observation. Seulement, à force de patience, j’ai appris à parler le langage muet entre les monuments et les hommes… »
Et c’est bien ce qui nous arrive aussi en ce moment même, chers amis : le château de Pierrefonds nous parle de la voix caverneuse des fantômes qui le hantent.
L’âme des gisants dormant dans le ventre de la forteresse s’échappe et vient se mêler à celle des grands hommes qui l’on édifiée ; ces âmes insufflent une vie fantastique aux vieilles pierre, elles vous frôlent et vous murmurent leur histoire. Elles sont l’âme et le cœur de ce puissant château. Et Pierrefonds, croyez-moi, a une bien belle âme et un bien grand cœur…
Notes
Les dialogues d’Eugène Viollet-le-Duc sont retranscrits sur le base de ses propres propos exprimés dans ses ouvrages : Annales archéologiques et Entretiens sur l’architecture.
La monarchie vient de tomber avec la tête de Louis XVI et c’est tout un système de pensée qui s’écroule… Vous imaginez ? La monarchie qu’on …
Obsession, fantasme, terreur, folie… Plongeons-nous dans une inquiétante mais délicieuse obscurité, celle du romantisme noir. Ne cherchez pas à y voir clair mes amis, ne …
La solitude a marqué de son sceau bon nombre des romantiques noirs et y a imprimé la peur. La peur de quoi ? Celle du tête …